Les écrits du Fondateur. 400 pages qui redéfinissent l'humanité.
Dès le début, j'ai remarqué qu'il y avait quelque chose d'étrange dans leurs yeux. Une lueur nouvelle, aux reflets glacés, qui paraissaient les mettre dans la confidence. À l'intérieur du stand d'exposition, nous avancions avec mon ami entre les vitrines de la marque, même s'il ne fallait pas dire marque : il fallait dire groupe. Une de ces hôtesses aux yeux gelés me l'avait annoncé, à l'entrée, avant de préciser la raison de leur présence ici : l'association, en pleine expansion, installait l'une de ses antennes dans notre ville. Des travaux avaient d'ailleurs commencé dans un grand hôtel, à l'abandon depuis plusieurs années : bientôt, il s'appellerait Astel.
Nous approchâmes une cabine circulaire, où une seconde hôtesse, vêtue de gris chromé, nous proposa d'essayer leur nouveau catalogue. Ici par hasard, je haussai les épaules, mais voilà qu'à présent mon ami se défilait et insistait pour que je suive l'hôtesse dans la cabine. Cela nous donnerait des idées pour le travail, arguait-il en me laissant disparaître derrière le rideau.
Dans la pénombre, j'observai celle qui se prénommait Ruby : elle s'affairait à débrancher et rebrancher des objets sur une chaise ronde, et quand elle revint vers moi, elle me demanda si j'étais familier avec le catalogue d'Astel et leurs organes sans fil. Je secouai la tête, ce à quoi elle réagit d'un profond soupir, en posant la main sur son cœur, une attitude pleine de pitié quant à mon passé et pleine d'espoir quant à mon avenir. Et alors qu'elle s'apprêtait à changer ma vie, une hôtesse pénétra la cabine et m'observa avec déférence : toutes deux bavardèrent, leurs bouches s'ouvrirent, mais aucun son ne parvint à mes oreilles. Quand nous fûmes à nouveau seuls, Ruby m'expliqua ce dont il était question.
Avec Astel, me dit-elle, nos organes se détachaient de notre corps pour devenir portables et rechargeables. Curieusement, elle parlait d'Astel à la troisième personne du singulier, et à ce stade, je ne savais pas si c'était une marque, un groupe ou une personne, mais Ruby prit ma main dans la sienne. Elle lança un court spot de promotion, où il était stipulé qu'Astel avait eu l'idée de s'inspirer des aides auditives pour créer un dispositif auriculaire : en intégrant un système de recharge miniaturisée et une interface neurale, il avait créé une oreille sans fil qu'il s'était lui-même implantée. Guettant ma réaction, Ruby posa main sur son lobe et me fit le caresser : « vous voyez », me murmura-t-elle. « Moi aussi, j'ai une oreille sans fil ».
Le film continua, projeté sur le mur crème. Ensuite, Astel avait conçu des yeux sans fil, inspirés des implants rétiniens, et dans les deux cas, il ne s’agissait pas uniquement de permettre aux sourds ou aux malvoyants de voir et d’entendre ; il s’agissait de voir et d’entendre ce qu’Astel donnait à voir et entendre. Ruby, qui tenait toujours ma main dans la sienne, me demanda si je comprenais ce que cela voulait dire, en enfonçant ses yeux dans les miens. Je fis la moue, signe que je n’en étais pas sûr. Mais je réalisai que pour elle, c’était moi, dorénavant, le sourd et le mal voyant.
À la fin du film, j'allais ressortir de la pièce, quand la seconde hôtesse revint et me barra le passage. À nouveau, les femmes parlèrent, toutes deux jeunes, lisses et étranges, à quelques centimètres de moi, avec leur béret chromé et leurs yeux diaphanes – et je compris pourquoi je ne les entendais pas. Parce que je n'avais pas l'oreille numérique, je ne pouvais entendre leurs paroles numériques. Tout un monde se déroulait devant moi, mais sans moi, sur un autre signal, à travers une autre onde. Et cela, de toute évidence, faisait rire les hôtesses, de leurs regards provocateurs qu'elles m'adressaient en se mordant les lèvres : comme s'il fallait que je cède, pour accéder à leur monde.
Pendant que l'autre hôtesse ouvrait des placards, satisfaite d'avoir réussi une vente, Ruby se reconnecta à ma fréquence. Elle m'expliqua qu'elle avait été entièrement remplacée : en tant que cobaye, elle avait d'abord reconnu que c'était mieux, d'avoir les yeux de la machine. Puis que c'était mieux, d'avoir le nez de la machine. Puis que c'était mieux d'avoir sa langue. Puis... Ruby s'arrêta. La vidéo que j'avais vue n'évoquait pas encore tout. Elle me confia, en exclusivité, que la plupart des phénomènes, que la plupart des stimuli, allaient désormais être transformés numériquement : certains goûts, certaines nourritures, seraient numériquement modifiés, et pour pouvoir en profiter, il faudrait avoir une langue sans fil. Ce serait pareil pour certains sons ; ce serait pareil pour certains corps. Ce qui apparaissait actuellement comme une option serait bientôt indispensable pour ne pas se retrouver coupé de la nouvelle fréquence du système. C'était la beauté de cette technologie : elle diviserait le monde en deux et se rendrait indispensable pour l'autre moitié. Et, selon Ruby, je ne devais pas perdre mon temps.
Cependant, je ne pouvais pas réellement les essayer. Cela nécessitait de lourdes opérations, de puissantes amputations, mais Ruby ne les regrettait pas. Elle me pointa du doigt, sur une table murale, un gâteau éponge vert pistache, disposé sur une petite assiette blanc écru, et quand elle me proposa d'en prendre une bouchée, je ne perçus aucun goût. Ruby continua ses confidences : si notre langue devenait sans fil, m'expliqua-t-elle, nos amis pour nous comprendre devraient avoir une oreille sans fil. Vice-versa, si leurs oreilles devenaient sans fil, nous devrions, pour leur parler, avoir une langue sans fil. L'on ne pourrait pas vivre sans organes sans fil, au risque d'être seul et inaudible. À écouter Ruby, l'on serait rapidement dépendant à cette sensation émulsifiée, dopée, d'aliments sans pourtant aucune modification chimique, à la réalité uniquement cérébrale et modifiable sans limite. Nos organes sans fil, termina-t-elle, transformeraient nos corps dans chacune de nos sensations, pour les rendre plus beaux, plus épanouissants, et plus attirants pour le monde entier.
Après s'être nettoyé les mains avec du gel hydroalcoolique, Ruby ouvrit une boite où un globe, branché à un câble, faisait clignoter une chaude lumière bleue. Un œil, là, était en train de se recharger. Je me frottai le menton puis lui demandai le prix. Elle me ria au nez : on ne pouvait pas les acheter. Astel n'était pas une marque. Astel était un groupe, un club, une société. Il fallait y adhérer pour en bénéficier. Dans ce cas, lui dis-je, combien fallait-il payer pour devenir membre ? À nouveau, elle se mit à rire : cela ne fonctionnait pas comme ça. Chez Astel, il était question d'un éveil, d'un parcours initiatique, et les candidatures étaient méticuleusement étudiées : être consommateur ne suffisait pas pour consommer, et c'était en cela un privilège que l'on soit même autorisé à payer. Mais si j'étais réellement intéressé, poursuivit-elle, si j'étais honnêtement convaincu par le discours d'Astel, alors elle m'encourageait à faire les démarches dans leur prochaine antenne.
Pour conclure, Ruby me demanda si je souffrais de problèmes en particulier. Quelles peurs et quels désirs m'habitaient ? Quelles souffrances, quelles douleurs innées et acquises, quel trauma épigénétique ? Quel échec dans mon passé, quelle honte, emportait mon esprit continuellement en-dehors de la lumière pour empêcher son accomplissement juste ? Pour rester simple, je lui répondis que j'avais du mal à dormir. Ruby me sourit : en connectant mes organes, je pourrais devenir maître de mon infrastructure. Je pourrais gérer chacune de mes données, éteindre n'importe laquelle de mes douleurs. Je pourrais prendre le contrôle de mon système.
Je reposai l'œil sans fil de Ruby dans son réceptacle. C'était donc cela qui était nouveau dans leurs yeux.
Le chantier d'Astel avait pris fin, et une grande soirée d'inauguration était prévue pour célébrer l'arrivée du mouvement dans nos contrées. J'avais reçu pour ce faire une invitation impersonnelle de Ruby, qui autrement ne donnait plus signe de vie, mais je m'étais empressé de supprimer son message. À présent, depuis chez moi, je voyais la lumière d'Astel ; j'entendais même son bourdonnement, le même qui m'était venu aux oreilles quand je l'avais aperçu à l'arrière de son domaine. Cela devenait une note répétitive et lancinante pour moi : chaque jour, je finalisais l'intégration de notre nouvelle masse de corps, chez Body Google. Et chaque nuit, en rentrant chez moi en trottinette, j'entendais Astel résonner dans mon cœur.
Je ne déviais pas de trajectoire, je continuais jusqu'au bout, en scrollant sur mon téléphone dans l'attente de nouvelles de Razvan. Mais une nuit je m'arrêtai. Car la grande lumière émanant du bâtiment avait disparu. Et c'était son obscurité, son silence, maintenant qui m'attirait. Je descendis de ma trottinette, sans faire de bruit. Je pensais à passer mon téléphone en mode avion, et même à poser dans le panier du guidon mon mini-scanner et ma vieille clé USB : je ne voulais pas qu'Astel me voit. Je ne voulais pas qu'il m'entende. Alors dans le noir total, j'avançai, laissant tous mes géolocalisateurs derrière moi, comme si un instant je m'extirpai de mon ombre numérique pour retrouver cet homme qui voulait que je fasse de mes yeux les siens.
Je longeai discrètement la bâtisse, pour atteindre l'arrière ; après le bâtiment principal, construit en U, avec au centre un imposant dôme, un jardin tombait jusqu'à la fin du domaine. En son extrémité résidait une maison. Pour délimiter les deux espaces, une piscine s'étendait tout autour de la résidence, telle une bande turquoise parcourue de fontaines. Et peut-être mon idée de venir hors ligne avait-elle fonctionné, car plus personne n'était là. Surtout, dans la rue, je remarquai une zone de la barrière qui ne s'élevait pas aussi haut que le reste – et pour ce qu'Astel pouvait montrer à voir, pour ce qu'il pouvait donner à entendre, je grimpai à l'intérieur de chez lui.
Dans le complexe, je me rapprochai de la délimitation turquoise tracée en arc de cercle autour de la maison, au milieu de l'extrémité du domaine. Pas une lumière n'émanait des fenêtres, ni d'ici, ni de l'immense édifice à l'arrière, qui depuis les hauteurs du jardin me dominait dans sa modernité à mes yeux pourtant lointaine. Mais mon téléphone avait beau être éteint, j'entendais en moi un signal, se répétant de plus en plus vite à mesure que la piscine et ces cascades se rapprochaient : elle paraissaient servir de douves à un château fort. Derrière elle, outre les cascades, je voyais luire des pergolas, des gazebos, des tondeuses et des climatisations ; il y avait même un barbecue. C'était une esquisse étrange, un croquis figé, d'une maison familiale, un souvenir nocturne. Arrivé au bord de la piscine, je m'arrêtai. Je ne voyais pas où la contourner. Mais je pouvais l'enjamber.
Le bassin devait faire 1 mètre 20, peut-être un peu moins, et j'avais juste à attendre que les fontaines s'interrompent une poignée de secondes pour saisir ma chance. Elles jaillissaient sous mon nez, frôlant la pointe de mes cheveux, et quand la voie s'annonça claire devant moi, je pris mon élan. Mais je m'arrêtai. Un mouvement s'effectuait dans la pénombre de l'autre côté. Et pas qu'un mouvement : trois. Car des chiens passaient, de la pergola au barbecue. Ils remontaient le long du jardin, l'un après l'autre, et rapidement d'autres s'inscrivirent derrière eux ; ils étaient dix. Peut-être vingt.
J'effectuai un pas en retrait : les chiens avaient tous la même forme, propre à des labradors bleu clair, dont l'un d'eux, en queue de peloton, s'assit pour me fixer. Sans attirer l'attention de ses compères, il se laissa distancer, et d'un léger sifflement, je l'appelai. Initialement, il vérifia l'écart qui se creusait entre lui et ses amis… puis il fit un pas hésitant vers moi. Je réitérai mon appel, jusqu'à ce qu'il bifurque en ma direction, et quand il aboutit à mon niveau, éclairé par le bleu de la piscine entre nous, je vis parfaitement son museau : c'était un chien mécanique. Aux yeux glacés luisants. Et dont la langue, qu'il laissait pendre à ma rencontre, était noire.
Déjà, les autres chiens s'étonnaient de la disparition de leur compagnon. Au loin, ils me sondaient, sans un grognement : j'étais suspendu, immobile, à leurs rangés d'yeux bleus brillant dans le noir. C'est alors que la porte d'entrée de la maison s'ouvrit. Un homme en sortit. Un temps, il resta sur le perron, pendant qu'il faisait signe aux chiens de rentrer à l'arrière de la maison : il ne disait rien, il se contentait de tendre la main vers eux. Et lorsque les chiens eurent disparu, il resta là à me scruter.
– Bientôt, tu n'auras plus de langue, me dit-il. Car tu auras ma langue. Bientôt, tu n'auras plus de cordes vocales, ou de cavités buccales, ou même de glotte. Car tu auras les miennes. Et bientôt, tu entendras ce que je te dis. Tu l'entendras vraiment. Parce que tu crois peut-être m'entendre, ici… mais pourtant, en ce moment même, je suis en train de te dire bien autre chose que ce que tu peux penser. De prononcer une vérité, dont tu n'as pas idée. Et tu ne l'entends pas.
Il ouvrit la bouche, écartant lentement et totalement sa mâchoire, me mimant des paroles qui ne me parvenaient pas. Les fontaines avaient cessé et l'on pouvait contempler nos silhouettes à distance, la sienne plongée dans l'obscurité, la mienne baignée par les reflets de l'eau. « Tu vas me rejoindre », ajouta-t-il. « Tu ne le sais pas encore, mais tu vas me rejoindre. Et si tu le ne fais pas, on se croisera. On se regardera. Mais on ne se parlera plus. Tu croiras être encore dans notre monde. Mais tu ne le seras plus. »
Il se rapprocha de moi, pour s'arrêter au bord de la piscine. Malgré mes efforts, je ne pouvais pas encore le voir, gêné par les jets de la fontaine qui avaient repris. « Qu'est-ce que tu cherches ? », me demanda-t-il, insistant. « Qu'est-ce que tu cherches ? ». Je ne répondis pas, tentant de mieux l'apercevoir à travers la fontaine, jusqu'à ce qu'elle finisse par retomber et qu'enfin il m'apparaisse clairement. Il avait un visage féminin, et cependant très carré. Malgré son grand front et son imposante mâchoire, ses traits étaient fins et sa peau imberbe. Il paraissait innocent et propre, ses yeux doux et ouverts, ses cheveux noirs et parfaitement coiffés. Il avait une petite bouche, au sourire asymétrique, toujours retenu, mais à l'air franc. Sa voix demeurait grave, pas forcément caverneuse ou rauque, juste assez basse parce qu'il parlait lentement, en articulant soigneusement, avec une musicalité naturelle dans la voix. Ruby ne m'avait pas menti. Astel était un homme.